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Charles Bösersach

JOURNAL MALADE

 
 

Semaine du 21 au 27 mai 2001.

 
 

   

 l.21 mai

Il y a des jeux qui finissent mal. Ce sont les jeux que je préfère.

Elle cherche à comprendre le corps, celui qu’on a donné. Humer, goûter, soupeser chaque membre. Je suis mal installé, et plutôt mécontent. Soulever une jambe après l’autre, s’aider avec les mains. Mais sont-ce bien des jambes?  Elle n’en a jamais vu, avant.

Comble du raffinement : c’est une cage ouverte (penser également à cage thoracique).

Bois sec, momifié, légère pièce de coton. Le sol (et son corps quelque part).

 22 mai

… Souvenirs de l’hôpital militaire de L. où j’avais été hospitalisé quelques semaine, il y a… plus de vingt ans. « Problèmes » d’estomac. La nuit et les week-ends nous nous enivrions considérablement. Chambrées de quatre, vastes et lumineuses, avec des cloisons mobiles que nous retirions le moment venu. Parfois je vomissais du sang. J’avais encore, à cette époque, un fort accent (les autres, qui ne valaient pourtant pas mieux, m’appelaient « le Polonais »). Deux d’entre eux parlaient français, l’un avec un accent italien extraordinaire (on aurait pu croire qu’il en rajoutait), l’autre avait un accent allemand, ou alsacien… Le quatrième, un petit brun, ne disait rien : trop mal en point. Mais il buvait parfois et faisait alors claquer sa langue sur le palais pour marquer son contentement. Il souriait. Nous n’évoquions que le présent (nourriture, soins) et vaguement l’avenir. Pas de femmes dans cet hôpital, ce qui nous désolait. Alors nous buvions. Un garçon de salle complaisant se chargeait de convoyer les litres. Les « canons », disait-il. De rudimentaire, la conversation devenait alors chaotique puis incohérente. Le petit brun (un roumain? — que nous appelions « voleur de poules », F. l’italien prononçant quelque chose comme « voléré dé poullé » et V. « foleur te boules ») s’endormait assez vite en ronflant, produisant toutes sortes de sonorités qui nous faisaient parfois hurler de rire. Je vomissais souvent. L’allemand avait quelque chose à la jambe ; l’italien : amibes et paludisme. L’alcool était évidemment absolument contre-indiqué. Le « roumain » fut rapidement déplacé, son état s’aggravant. Puis on me signifia ma sortie. L’euphorie retomba (les autres me jurèrent amitié et fidélité, etc.). J’étais comme un enfant que l’on chasse de chez lui. Un mardi matin j’étais dehors avec mon paquetage et aucune idée d’où aller. Cela ne s’est, depuis, guère arrangé.

 mercredi 23

Avec J. nous ressassons depuis des mois le même fantasme : elle obtient un congé sabbatique, trouve du travail dans une supérette. Bien sûr, pour se faire embaucher, elle doit sucer le gérant (Gus, un homme gras dont le walkman diffuse du Malher tandis qu’elle officie) ; c’est ce qu’il appelle « le dernier test ».
Tout le monde est au courant. Personne ne dit rien. Simplement des situations : un matin, très tôt, J. doit sucer trois livreurs. Le vigile la baise régulièrement. Gus la rappelle souvent dans son bureau.
Ecrit cela ne produit pas le même effet que lorsque nous nous racontons ces scènes, à mi-voix, dans l’obscurité, avant de nous endormir. Nous nous les décrivons avec force détails, même si le scénario n’est pas cohérent, s’il contient des invraisemblances, des contradictions… nous bâtissons le chemin à mesure que nous avançons. Derrière nous, il s’effrite.
À
chaque instant il faut repréciser un détail. Ce bureau par exemple, comment est-il ?
— Exigu, sale, sombre — évidemment.
— Et ce Gus ?
— Gros, jovial ; vaniteux. Vulgaire.
— Comment ça s’est passé ?
— Je suis entrée dans son bureau. Il m’a dit que je faisais parfaitement l’affaire… comme des tas d’autres postulantes. Il m’a regardée en souriant. Il a ajouté que certains « détails » bien sûr pourraient faire la différence. Il a continué de sourire. J’ai dit que j’étais prête à tout pour avoir cet emploi. Il a souri davantage. Il s’est reculé sur son siège, a ouvert sa braguette. « Sous le bureau », a-t-il marmonné. Alors je me suis mise à quatre pattes et je me suis glissée sous le bureau. Il sentait des pieds, le sol était sale et j’ai tout de suite abîmé mes collants.
— Ensuite ?
— Je l’ai sucé.
— …
— Il répétait « c’est très bien » et me tapotait la tête. On aurait dit un gamin ; je ne sais pas pourquoi…
— Et toi ?
— Moi ?
— Ça te fais quoi, cette situation ?
— Je me dégoûte, c’est très excitant. Non, pas excitant : troublant, presque pénible. Une absence. Je me regarde faire.
— Ensuite ?
— J’avale bien tout, je me relève. Il me dit « vous commencez demain ». Je mettrai les produits en rayon et j’aiderai au stock. Il ajoute que je serai à l’essai pendant un mois alors…
— Alors quoi ?
— Rien, ça veut tout dire…
— Il faudra que tu retournes dans son bureau ?
— Dans son bureau oui, comme tu dis.
Etc. (Nous y reviendrons.)

 J. 24 mai

Il se demande jusqu’où peut rentrer « ce truc » dans ton ventre. Puis — tu saignes.

Certains lecteurs, pragmatiques, m’ont questionné à propos de « la maladie ». Je n’avais pas envisagé d’aborder ce sujet d’emblée. Rien d’embarrassant. Rien d’agréable non plus.

 25

Ils lui disent de se manger. Ils lui rappellent qu’elle est aveugle, que ses paupières sont cousues. Ils ajoutent qu’elle ne peut pas mourir, qu’il s’agit simplement de modifier son apparence.

 samedi 26 mai

Fertilité ? J. est stérile, elle s’en désole. Pour moi, c’est une bénédiction.
— Tu n’aimes pas les enfants ? demande J ., ironique.
— Si, bien sûr : les filles, à partir de treize ans…
Moue désapprobatrice (elle est ravie).

Ce qu’elle prenait pour son vêtement état la peau d’un autre. D’une autre, plus exactement.

 dimanche 27

Comment ne pas — tout démonter, tout démantibuler ; tout abîmer (au sens primitif « précipiter dans un abîme ») ?

Elle (ce n’est pas J.) me parle. Mais je n’écoute pas : elle porte cette espèce de corset-chemisier, lacé (délacé) sur le devant, dévoilant à peine le ventre mais davantage le troublant sillon entre les seins, qu’on ne voit pas mais dont on devine (expecte) la masse, la forme, grâce à ce creux, cette ombre dont mon regard ne peut se détacher. Elle me parle, je n’écoute pas je n’entends aucun de ses mots mais le son de sa voix est un murmure sensuel, intime, qui me berce comme me bercent les mouvements imaginés de sa poitrine. Ainsi ne reste-t-il de cet entretien, peut-être important, que ce mélange doux-amer de sentiments, de sensations recréant de la sorte une situation complètement inédite et, de mon point de vue, au moins aussi essentielle. Ce merveilleux malentendu. Pour elle. Elle croit que je l’écoute, que je m’intéresse au contenu de son discours (je réponds, laconique, de façon évasive, ambiguë). Ou bien sait-elle pertinemment [de quoi elle/ce qui se] joue ? Ce vêtement elle l’a choisi ce matin, elle a décidé de le porter aujourd’hui, elle a probablement ajusté elle-même l’ouverture (le système de lacets permettant de fermer ou d’ouvrir à sa guise). Innocence ou coquetterie ? Est-elle en train de m’observer en train de me repaître ? Métaprédation. « Je te montre à peine de mon corps, et je jouis de l’entièreté de ton désir. » Je ne suis plus que ce vieil homme au regard fixe, à la mâchoire pendante qu’on peut mener « par le bout du nez ». Inoffensif, donc (semble-t-il). Mais dans une autre version elle se débat en vain sur sa couche princière, dévastée, déchirée par les coups de boutoir du véritable amant, lequel la laissera enfin, agonisante, comblée, pour retourner à ses noires occupations.

On ne peut procéder que par élimination.

          

 

Charles Bösersach

Charles Bösersach  
    

  
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