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l.21
mai
Il
y a des jeux qui finissent mal. Ce sont les jeux que je préfère.
Elle
cherche à comprendre le corps, celui qu’on a donné.
Humer, goûter, soupeser chaque membre. Je suis mal installé,
et plutôt mécontent. Soulever une jambe après
l’autre, s’aider avec les mains. Mais sont-ce bien des jambes?
Elle n’en a jamais vu, avant.
Comble
du raffinement : c’est une cage ouverte (penser également
à cage thoracique).
Bois
sec, momifié, légère pièce de coton. Le
sol (et son corps quelque part).
22
mai
…
Souvenirs de l’hôpital militaire de L. où j’avais été
hospitalisé quelques semaine, il y a… plus de vingt ans. « Problèmes »
d’estomac. La nuit et les week-ends nous nous enivrions considérablement.
Chambrées de quatre, vastes et lumineuses, avec des cloisons
mobiles que nous retirions le moment venu. Parfois je vomissais
du sang. J’avais encore, à cette époque, un fort accent
(les autres, qui ne valaient pourtant pas mieux, m’appelaient « le
Polonais »). Deux d’entre eux parlaient français, l’un
avec un accent italien extraordinaire (on aurait pu croire qu’il en
rajoutait), l’autre avait un accent allemand, ou alsacien… Le quatrième,
un petit brun, ne disait rien : trop mal en point. Mais
il buvait parfois et faisait alors claquer sa langue sur le palais
pour marquer son contentement. Il souriait. Nous n’évoquions
que le présent (nourriture, soins) et vaguement l’avenir. Pas
de femmes dans cet hôpital, ce qui nous désolait. Alors
nous buvions. Un garçon de salle complaisant se chargeait de
convoyer les litres. Les « canons », disait-il. De rudimentaire,
la conversation devenait alors chaotique puis incohérente.
Le petit brun (un roumain? — que nous appelions « voleur
de poules », F. l’italien prononçant quelque chose comme
« voléré dé poullé » et V. « foleur
te boules ») s’endormait assez vite en ronflant, produisant toutes
sortes de sonorités qui nous faisaient parfois hurler de rire.
Je vomissais souvent. L’allemand avait quelque chose à la jambe ; l’italien : amibes
et paludisme. L’alcool était évidemment absolument contre-indiqué.
Le « roumain » fut rapidement déplacé, son
état s’aggravant. Puis on me signifia ma sortie. L’euphorie
retomba (les autres me jurèrent amitié et fidélité,
etc.). J’étais comme un enfant que l’on chasse de chez lui.
Un mardi matin j’étais dehors avec mon paquetage et aucune
idée d’où aller. Cela ne s’est, depuis, guère
arrangé.
mercredi
23
Avec
J. nous ressassons depuis des mois le même fantasme : elle
obtient un congé sabbatique, trouve du travail dans une supérette.
Bien sûr, pour se faire embaucher, elle doit sucer le gérant
(Gus, un homme gras dont le walkman diffuse du Malher tandis qu’elle
officie) ; c’est ce qu’il appelle « le dernier test ».
Tout
le monde est au courant. Personne ne dit rien. Simplement des situations : un
matin, très tôt, J. doit sucer trois livreurs. Le vigile
la baise régulièrement. Gus la rappelle souvent dans
son bureau.
Ecrit
cela ne produit pas le même effet que lorsque nous nous racontons
ces scènes, à mi-voix, dans l’obscurité, avant
de nous endormir. Nous nous les décrivons avec force détails,
même si le scénario n’est pas cohérent, s’il contient
des invraisemblances, des contradictions… nous bâtissons le
chemin à mesure que nous avançons. Derrière nous,
il s’effrite.
À chaque
instant il faut repréciser un détail. Ce bureau par
exemple, comment est-il ?
—
Exigu, sale, sombre — évidemment.
—
Et ce Gus ?
—
Gros, jovial ; vaniteux. Vulgaire.
—
Comment ça s’est passé ?
—
Je suis entrée dans son bureau. Il m’a dit que je faisais parfaitement
l’affaire… comme des tas d’autres postulantes. Il m’a regardée
en souriant. Il a ajouté que certains « détails »
bien sûr pourraient faire la différence. Il a continué
de sourire. J’ai dit que j’étais prête à tout
pour avoir cet emploi. Il a souri davantage. Il s’est reculé
sur son siège, a ouvert sa braguette. « Sous le bureau »,
a-t-il marmonné. Alors je me suis mise à quatre pattes
et je me suis glissée sous le bureau. Il sentait des pieds,
le sol était sale et j’ai tout de suite abîmé
mes collants.
—
Ensuite ?
—
Je l’ai sucé.
—
…
—
Il répétait « c’est très bien » et
me tapotait la tête. On aurait dit un gamin ; je ne
sais pas pourquoi…
—
Et toi ?
—
Moi ?
—
Ça te fais quoi, cette situation ?
—
Je me dégoûte, c’est très excitant. Non, pas excitant : troublant,
presque pénible. Une absence. Je me regarde faire.
—
Ensuite ?
—
J’avale bien tout, je me relève. Il me dit « vous commencez
demain ». Je mettrai les produits en rayon et j’aiderai au stock.
Il ajoute que je serai à l’essai pendant un mois alors…
—
Alors quoi ?
—
Rien, ça veut tout dire…
—
Il faudra que tu retournes dans son bureau ?
—
Dans son bureau oui, comme tu dis.
Etc.
(Nous y reviendrons.)
J.
24 mai
Il
se demande jusqu’où peut rentrer « ce truc »
dans ton ventre. Puis — tu saignes.
Certains
lecteurs, pragmatiques, m’ont questionné à propos de
« la maladie ». Je n’avais pas envisagé d’aborder
ce sujet d’emblée. Rien d’embarrassant. Rien d’agréable
non plus.
25
Ils
lui disent de se manger. Ils lui rappellent qu’elle est aveugle, que
ses paupières sont cousues. Ils ajoutent qu’elle ne peut pas
mourir, qu’il s’agit simplement de modifier son apparence.
samedi
26 mai
Fertilité ?
J. est stérile, elle s’en désole. Pour moi, c’est une
bénédiction.
—
Tu n’aimes pas les enfants ? demande J ., ironique.
—
Si, bien sûr : les filles, à partir de treize
ans…
Moue
désapprobatrice (elle est ravie).
Ce
qu’elle prenait pour son vêtement état la peau d’un autre.
D’une autre, plus exactement.
dimanche
27
Comment
ne pas — tout démonter, tout démantibuler ; tout
abîmer (au sens primitif « précipiter dans
un abîme ») ?
Elle
(ce n’est pas J.) me parle. Mais je n’écoute pas : elle
porte cette espèce de corset-chemisier, lacé (délacé)
sur le devant, dévoilant à peine le ventre mais davantage
le troublant sillon entre les seins, qu’on ne voit pas mais dont on
devine (expecte) la masse, la forme, grâce à ce creux,
cette ombre dont mon regard ne peut se détacher. Elle me parle,
je n’écoute pas je n’entends aucun de ses mots mais le son
de sa voix est un murmure sensuel, intime, qui me berce comme me bercent
les mouvements imaginés de sa poitrine. Ainsi ne reste-t-il
de cet entretien, peut-être important, que ce mélange
doux-amer de sentiments, de sensations recréant de la sorte
une situation complètement inédite et, de mon point
de vue, au moins aussi essentielle. Ce merveilleux malentendu. Pour
elle. Elle croit que je l’écoute, que je m’intéresse
au contenu de son discours (je réponds, laconique, de façon
évasive, ambiguë). Ou bien sait-elle pertinemment [de
quoi elle/ce qui se] joue ? Ce vêtement elle l’a choisi
ce matin, elle a décidé de le porter aujourd’hui,
elle a probablement ajusté elle-même l’ouverture (le
système de lacets permettant de fermer ou d’ouvrir à
sa guise). Innocence ou coquetterie ? Est-elle en train de m’observer
en train de me repaître ? Métaprédation.
« Je te montre à peine de mon corps, et je jouis de
l’entièreté de ton désir. » Je ne suis plus
que ce vieil homme au regard fixe, à la mâchoire pendante
qu’on peut mener « par le bout du nez ». Inoffensif, donc
(semble-t-il). Mais dans une autre version elle se débat
en vain sur sa couche princière, dévastée, déchirée
par les coups de boutoir du véritable amant, lequel
la laissera enfin, agonisante, comblée, pour retourner à
ses noires occupations.
On
ne peut procéder que par élimination.
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