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Journal
Intime de Molly.
17
Août
Je
sais que, confusément, s’il me soumet à ces hommes, qu’il choisit obstinément
gros ou vieux, c’est afin d’épancher son inextinguible soif d’images décisives,
une soif si grande que la cécité seule ne saurait faire cesser. Si je
me livre à eux c’est autant pour demeurer à ses yeux la plus grande énigme
ou femme enchantée, que pour retrouver ce qui en moi se dérobe
et me transporte au lieu où je fus.
Le
premier souvenir de cette sorte est assurément celui ci, que j’ai tant
et tant ressassé que je ne sais plus, de lui, faire la part de rêve et
celle de l’anecdote. Peut-être appartient-il et en totalité à mon imagination,
cela du reste importe assez peu.
J’étais
fort jeune alors, fraîche, nubile, et parée d’une jolie robe à volants.
On m’avait menée au théâtre fin d’assister à « L’École
des Femmes » dans une mise en scène inspirée. Un vieux barbon prénommé
Géronte et qui ressemblait comme un frère au grand père de mon amie Elise,
s’assit à mes côtés en faisant ployer le fauteuil de velours rouge sous
son poids prodigieux.
À
peine le rideau levé et l’obscurité faite, Géronte posa sa main sur ma
cuisse et attendit. Une étrange chaleur se diffusait de sa paume au tissu
de ma robe, et une force souterraine mais dont la volonté se devait
être mienne m’ouvrit larges les jambes pour lui offrir le passage.
Souriant
complaisamment il poursuivit sa route et s’insinua jusqu’au pubis. Il
le tenait dans sa main. En vérité celle ci aurait pu contenir mes fesses
toutes entières tant elle était large. Au comble de mon émoi, à l’instant
où Agnès risquait la réplique :
« Ah!
Mon Dieu! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais
je le trouve le plus joli du monde »
il
perça mon ventre de son pouce, et l’ y maintint quelques instants. Le
souffle coupé, la bouche bée, une lumière brusque apparut devant
mes yeux (...)
Lorsque
je revins à moi, il avait retiré son pouce qu’il s’appliquait à têter
bruyamment en mimant le plaisir. Je crus m’évanouir devant tant d’obscénité
consentie. C’est alors qu’une voix scélérate susurra à mon oreille sur
un ton de franche effronterie : « Écoutez! J’ai
tous les talents. » avant de se dissoudre aux basses ténèbres du
théâtre.
Je
ne parvins jamais à réduire le mystère de cet épisode qu’à lui substituer
des copies déformées. Qu'en outre, il espionne cela par un judas, c’est
son affaire.
26
septembre
Cette
nuit, à l’issue d’une réception en ville, quelqu’un laissa en guise de
message sur notre répondeur des râles, soupirs lascifs suivis d’apostrophes
licencieuses accollées à mon prénom. À l’écoute de ces ordures
que m’adressait une bouche anonyme je l’ai senti tressaillir, et plus
que de coutûme, comme si l’idée qu’untel ourdisse un complot dont je serai
la victime le remplissait d’aise.
19
novembre
À
notre mariage il y a quelques jours et afin de célébrer notre lune de
miel il imagina un dispositif extravagant ( il me fit à son sujet toute
une théorie mêlant les Atrides et le « Concert à Trois » du
peintre Vermeer, dont je ne fus pas dupe ) auquel il prêta le nom d’« Atriade ».
J’y devais être convoitée par un vieil oncle lubrique incarnant je ne
sais quel satyre, ainsi que par un deuxième, dans une sorte de réplique
inversée de « Suzanne et les vieillards ».
Passablement
grisée par les vins dont il m’abreuva tout le temps que dura le repas
de noces, je m’appliquai à gagner une prompte ivresse assortie de ses
vertus aphrodisiaques. Retirés dans une pièce du château mes deux prétendants,
installés dans de vastes ottomanes, entreprirent de me séduire jusqu’à
ce qu’en leur compagnie je veuille bien consentir au plaisir.
Leur
concédant cette faveur indigne, j’en éprouvai de si vifs transports que
je poussai mille cris. C’est alors qu’unanimes, ils me baptisèrent en
riant « la machine à vapeurs ».
Lui,
dissimulé derrière un miroir ou un paravent percé ( il occupait pensait-il
la « place du Roi ») prenait des clichés du « concert »
et s’esbaudissait devant nos poses disgracieuses et nos muqueuses mélangées.
Le
fameux Vermeer que voilà! Il prétendit plus tard que ce fût un Vélasquez
intitulé « les Ménines » et que j’y représentasse l’infante
Marguerite...
22
décembre
Malgré
mon goût du théâtre je ne fis à la scène qu’une seule représentation,
encore celle-ci fut-elle d’un genre particulier. C'était il y a deux jours
dans un cabaret de Pointe à Pitre, le Colonial, où je dus faire la preuve
de mes talents de danseuse. Je ne connaissais pourtant rien des zouks
antillais ni de la manière dont les corps doivent s’y coller à l’excès.
Bien
que je fusse sur la piste, l’essentiel de l’assemblée du cabaret fit cercle
autour de moi, tapant dans les mains et m’agonisant de mots créoles dont
je ne repérai l’outrage que plus tard, lorsqu’ils me furent répétés face
à la mer. Les hommes se frottèrent à moi sans retenue .
Tandis
qu’exténuée enfin, et dégoûtante de sueur, je cherchai à sortir de la
mêlée, un Noir me prit par les hanches et m’emporta au dehors, sur la
jetée. Un second nous ayant suivi, visiblement jaloux de la bonne fortune
du premier, vint lui en demander raison. Finalement ils s’entendirent
à mon sujet avant que, sous leurs assauts redoublés, je ne m’oublie tout
à fait.
28 décembre
Il
y aurait sans doute beaucoup à dire quant à son « goût italien »
et aux stratagèmes auxquels il recourt pour l’assouvir mais j’y viendrai
plus tard. J’entends plutôt relater aujourd’hui un rêve que je fis cette
nuit et dont la matière m’intimide.
La
scène se passe dans un large salon constellé de miroirs où je m’exerce
à ce qu’Apollinaire appelle « la danse de la croupe », vêtue
d’une élégante jupe de mousseline et d’une chemise à lacets découvrant
ma poitrine. Je dispose d’un éventail azur dont je me voile par instants
la gorge et le regard.
Des
hommes, des diplomates, m’invitent à valser en leur compagnie. J’entends
à peine mes soupirants louer la retenue de mes manières et, plus bas,
mon épiderme lisse et la douceur de ma peau.
Alors
que la musique s’étiole, toujours plus lente et suave, j’accorde une danse
à l’un d’entre eux. Sa paume épousant ma taille il insinue un doigt sur
un pli du drapé puis, l’annulaire à la lisière du sillon, par sa seule
cadence me dénude et me transporte.
Sa
passion de l’adultère m’aurait-elle contaminée jusqu’à l’accomplir en
songe ?
31
décembre
Je
n’ai pu me dérober à ses suppliques et me suis rendue au Colonial, sans
parure, accompagnée de ce gros Noir qui m’avait entreprise le 22. Il fit
cette fois davantage ou plus alarmant et, dans la foule des danseurs tous
gardant leurs sales yeux rivés sur moi, fit jaillir une bouteille de Champagne
agitée en tous sens de manière écurante et m’en inonda de la figure
jusque sous les cuisses...
...et
moi qui riais aux éclats belle bête innocente livrée à la meute, les seins
et les poils collés par le vin au tissu de ma robe, tout ça pour lui plaire
et satisfaire ses fantaisies ... qu’il ose après cela nommer ce tableau
« Vénus au bain » rien ne pourrait mieux me profaner.
6
janvier
Je
sais qu’ il m’ aime compromise et que cela, curieusement, excite
sa convoitise.
Depuis bientôt deux mois il
a disposé, sous le lit conjugal, une valise contenant les instruments
les plus disparates dont il use à sa guise. De mémoire j’en fais l’inventaire : bibelots
catholiques nécessaires à la prière et aux saints sacrements, petits encensoirs
argentés censés recueillir mes sécrétions, large seringue nécessaires
à d’obscures ablutions intimes, mouchoirs et foulards en dentelle, rubans
de tissus opaques, cordes, petites photographies, pommeaux de cannes de
tailles diverses et fume-cigarettes en ivoire ainsi que certains flacons
à demi remplis d’alcool et d’huiles arômatiques.
22
février
Ce
que moi je préfère ce sont ses petites histoires ou les jours où il me
demande de paraître fardée et bien mise avant de nous rendre en des lieux
inconnus pour y fêter nos retrouvailles ou bien célébrer mon anniversaire
ou celui de mon enlèvement ou seulement son empressement à mon égard.
Il caresse alors mon chignon dont j’ai pris soin de libérer de longues
mèches mobiles, et me conte avec un luxe de détails car ce
sont les détails qui me ravissent (telle succion d’huîtres, tels accroupissements,
tels souffles dans un confessionnal minutieusement décrits) des
aventures merveilleuses dont je suis le fétiche.
À
suivre...
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