Michel Lecamp

 LA VIE DE MOLLY R.

 

 

Michel Lecamp
Paru dans Mrôrch, 25 octobre 1996.

 

 

   

Journal Intime de Molly.

 

17 Août

Je sais que, confusément, s’il me soumet à ces hommes, qu’il choisit obstinément gros ou vieux, c’est afin d’épancher son inextinguible soif d’images décisives, une soif si grande que la cécité seule ne saurait faire cesser. Si je me livre à eux c’est autant pour demeurer à ses yeux la plus grande énigme ou femme enchantée, que pour retrouver ce qui en moi se dérobe et me transporte au lieu où je fus.

Le premier souvenir de cette sorte est assurément celui ci, que j’ai tant et tant ressassé que je ne sais plus, de lui, faire la part de rêve et celle de l’anecdote. Peut-être appartient-il et en totalité à mon imagination, cela du reste importe assez peu.
J’étais fort jeune alors, fraîche, nubile, et parée d’une jolie robe à volants. On m’avait menée au théâtre fin d’assister à « L’École des Femmes » dans une mise en scène inspirée. Un vieux barbon prénommé Géronte et qui ressemblait comme un frère au grand père de mon amie Elise, s’assit à mes côtés en faisant ployer le fauteuil de velours rouge sous son poids prodigieux.

À peine le rideau levé et l’obscurité faite, Géronte posa sa main sur ma cuisse et attendit. Une étrange chaleur se diffusait de sa paume au tissu de ma robe, et une force souterraine —mais dont la volonté se devait être mienne— m’ouvrit larges les jambes pour lui offrir le passage.
Souriant complaisamment il poursuivit sa route et s’insinua jusqu’au pubis. Il le tenait dans sa main. En vérité celle ci aurait pu contenir mes fesses toutes entières tant elle était large. Au comble de mon émoi, à l’instant où Agnès risquait la réplique :
« Ah! Mon Dieu! obscénité. Je ne sais ce que ce mot veut dire ; mais je le trouve le plus joli du monde »
il perça mon ventre de son pouce, et l’ y maintint quelques instants. Le souffle coupé, la bouche bée, une lumière brusque apparut devant mes yeux (...)
Lorsque je revins à moi, il avait retiré son pouce qu’il s’appliquait à têter bruyamment en mimant le plaisir. Je crus m’évanouir devant tant d’obscénité consentie. C’est alors qu’une voix scélérate susurra à mon oreille sur un ton de franche effronterie : « Écoutez! J’ai tous les talents. » avant de se dissoudre aux basses ténèbres du théâtre.

Je ne parvins jamais à réduire le mystère de cet épisode qu’à lui substituer des copies déformées. Qu'en outre, il espionne cela par un judas, c’est son affaire.

26 septembre

Cette nuit, à l’issue d’une réception en ville, quelqu’un laissa en guise de message sur notre répondeur des râles, soupirs lascifs suivis d’apostrophes licencieuses accollées à mon prénom. À l’écoute de ces ordures que m’adressait une bouche anonyme je l’ai senti tressaillir, et plus que de coutûme, comme si l’idée qu’untel ourdisse un complot dont je serai la victime le remplissait d’aise.

19 novembre

À notre mariage il y a quelques jours et afin de célébrer notre lune de miel il imagina un dispositif extravagant ( il me fit à son sujet toute une théorie mêlant les Atrides et le « Concert à Trois » du peintre Vermeer, dont je ne fus pas dupe ) auquel il prêta le nom d’« Atriade ». J’y devais être convoitée par un vieil oncle lubrique incarnant je ne sais quel satyre, ainsi que par un deuxième, dans une sorte de réplique inversée de « Suzanne et les vieillards ».
Passablement grisée par les vins dont il m’abreuva tout le temps que dura le repas de noces, je m’appliquai à gagner une prompte ivresse assortie de ses vertus aphrodisiaques. Retirés dans une pièce du château mes deux prétendants, installés dans de vastes ottomanes, entreprirent de me séduire jusqu’à ce qu’en leur compagnie je veuille bien consentir au plaisir.
Leur concédant cette faveur indigne, j’en éprouvai de si vifs transports que je poussai mille cris. C’est alors qu’unanimes, ils me baptisèrent en riant « la machine à vapeurs ».
Lui, dissimulé derrière un miroir ou un paravent percé ( il occupait —pensait-il— la « place du Roi ») prenait des clichés du « concert » et s’esbaudissait devant nos poses disgracieuses et nos muqueuses mélangées.
Le fameux Vermeer que voilà! Il prétendit plus tard que ce fût un Vélasquez intitulé « les Ménines » et que j’y représentasse l’infante Marguerite...

22 décembre

Malgré mon goût du théâtre je ne fis à la scène qu’une seule représentation, encore celle-ci fut-elle d’un genre particulier. C'était il y a deux jours dans un cabaret de Pointe à Pitre, le Colonial, où je dus faire la preuve de mes talents de danseuse. Je ne connaissais pourtant rien des zouks antillais ni de la manière dont les corps doivent s’y coller à l’excès.
Bien que je fusse sur la piste, l’essentiel de l’assemblée du cabaret fit cercle autour de moi, tapant dans les mains et m’agonisant de mots créoles dont je ne repérai l’outrage que plus tard, lorsqu’ils me furent répétés face à la mer. Les hommes se frottèrent à moi sans retenue .
Tandis qu’exténuée enfin, et dégoûtante de sueur, je cherchai à sortir de la mêlée, un Noir me prit par les hanches et m’emporta au dehors, sur la jetée. Un second nous ayant suivi, visiblement jaloux de la bonne fortune du premier, vint lui en demander raison. Finalement ils s’entendirent à mon sujet avant que, sous leurs assauts redoublés, je ne m’oublie tout à fait.

28 décembre

Il y aurait sans doute beaucoup à dire quant à son « goût italien » et aux stratagèmes auxquels il recourt pour l’assouvir mais j’y viendrai plus tard. J’entends plutôt relater aujourd’hui un rêve que je fis cette nuit et dont la matière m’intimide.

La scène se passe dans un large salon constellé de miroirs où je m’exerce à ce qu’Apollinaire appelle « la danse de la croupe », vêtue d’une élégante jupe de mousseline et d’une chemise à lacets découvrant ma poitrine. Je dispose d’un éventail azur dont je me voile par instants la gorge et le regard.
Des hommes, des diplomates, m’invitent à valser en leur compagnie. J’entends à peine mes soupirants louer la retenue de mes manières et, plus bas, mon épiderme lisse et la douceur de ma peau.
Alors que la musique s’étiole, toujours plus lente et suave, j’accorde une danse à l’un d’entre eux. Sa paume épousant ma taille il insinue un doigt sur un pli du drapé puis, l’annulaire à la lisière du sillon, par sa seule cadence me dénude et me transporte.

Sa passion de l’adultère m’aurait-elle contaminée jusqu’à l’accomplir en songe ?

31 décembre

Je n’ai pu me dérober à ses suppliques et me suis rendue au Colonial, sans parure, accompagnée de ce gros Noir qui m’avait entreprise le 22. Il fit cette fois davantage ou plus alarmant et, dans la foule des danseurs tous gardant leurs sales yeux rivés sur moi, fit jaillir une bouteille de Champagne agitée en tous sens de manière écœurante et m’en inonda de la figure jusque sous les cuisses...
...et moi qui riais aux éclats belle bête innocente livrée à la meute, les seins et les poils collés par le vin au tissu de ma robe, tout ça pour lui plaire et satisfaire ses fantaisies ... qu’il ose après cela nommer ce tableau « Vénus au bain » rien ne pourrait mieux me profaner.

6 janvier

Je sais qu’ il m’ aime compromise et que cela, curieusement, excite sa convoitise.

Depuis bientôt deux mois il a disposé, sous le lit conjugal, une valise contenant les instruments les plus disparates dont il use à sa guise. De mémoire j’en fais l’inventaire : bibelots catholiques nécessaires à la prière et aux saints sacrements, petits encensoirs argentés censés recueillir mes sécrétions, large seringue nécessaires à d’obscures ablutions intimes, mouchoirs et foulards en dentelle, rubans de tissus opaques, cordes, petites photographies, pommeaux de cannes de tailles diverses et fume-cigarettes en ivoire ainsi que certains flacons à demi remplis d’alcool et d’huiles arômatiques.

22 février

Ce que moi je préfère ce sont ses petites histoires ou les jours où il me demande de paraître fardée et bien mise avant de nous rendre en des lieux inconnus pour y fêter nos retrouvailles ou bien célébrer mon anniversaire ou celui de mon enlèvement ou seulement son empressement à mon égard. Il caresse alors mon chignon dont j’ai pris soin de libérer de longues mèches mobiles, et me conte avec un luxe de détails —car ce sont les détails qui me ravissent (telle succion d’huîtres, tels accroupissements, tels souffles dans un confessionnal minutieusement décrits)— des aventures merveilleuses dont je suis le fétiche.

À suivre...