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  Christophe Petchanatz

  Le Plot.

 
  Christophe Petchanatz
[page 2]
 
 

 

u même endroit, un peu de sucre, des taches sombres sur le trottoir, jolis débris dans le caniveau. Les images (c’est là votre souvenir) remuent un peu, débordent, nous retiennent un moment. Ce coin de rue où l’on ne passe jamais sans émotion, que l’on ressent comme légèrement concave, même si l’idée prête à rire... D’ailleurs, n’en parler à personne. De son plein gré succomber de nouveau.

En bas, les outils noirs, lourds. Partout des penderies, des cartons ficelés, des tréteaux. La resserre, charbon, pommes de terre — les germes mauves translucides tendus vers la lucarne, cet ignoble cabinet, sale, bancal, menaçant.

En bas, le porche. Sur un sac. Les orages. L’usine en dents de scie. Cet été, portes ouvertes (une chaleur exceptionnelle), on voyait les balles de coton. Sauter dessus. La déception.

(Elle a souri, levé les yeux au ciel. Pour un peu elle aurait pouffé. Elle se sentait impatiente, coquine, incestueuse. Il ne s’est rien passé, je ne l’ai pas permis. Son visage abîmé m’aurait rendu malade.)

Il me fallait ruser, ruser avec l’absence. Je me voulais sérieux, notais chaque détail sur un cahier. Fatras.

On l’aura emportée, on l’a ôtée. Cela nous avait échappé. Nous aurions dû être plus vigilants (bien sûr), plus intimement liés au drame, compromis. Il restait ces silences, des indélicatesses. Lacunes. Je devins plus soucieux, je traversais très prudemment les rues.

C’était un soir, un soir de pluie, les lumières nous émerveillaient. Tout était simple et neuf.

J’avais — aussi — pensé que je pourrais me reposer ici quelque temps avant de repartir (ce pays donnait l’impression irritante d’être à la fois limpide et plein de hâte, abandonné et grouillant de petites vies confuses, gourmandes, et j’avais toujours peur, cela ne m’avait pas quitté ; j’imaginais la haute silhouette titubant sous le soleil épais, me suivant à distance avec des gestes théâtraux).

Ce soir, l’esplanade, l’été. Déserte pourtant. Il reste le sillage de ceux que nous aurions pu côtoyer si l’envie de sortir avait été plus forte. Notre silence nous étouffe.

Lorsque je suis revenu, je l’ai trouvée qui grelottait, assise à la même place. Je lui parlais encore, elle ne répondait pas. Une laideur obtuse envahissait ses traits.

Si c’est cela mourir, se fuir obstinément, nier... Elle ne me laisse aucune possibilité.

Et nous ne dormons plus, et nous ne mangeons pas ; cela est bien plus simple.

Ces forêts contournées, louvoyantes, ces fleuves délicats, ciels pesants aux nuages de tourbe, nuages échevelés, fous. La jungle. Amas de caisses éventrées sur la berge. Le premier campement. Ici se nouent les trahisons originelles, et les renoncements. Ici, ce lent enlisement. Feindre. S’obstiner à ne considérer les échéances qu’en termes matériels : vivres, équipement, porteurs. Cela fit entre eux tous une petite cavité, une mélancolie. Entre larme et nausée ; incomplétude. Les jours passaient sans que rien ne changeât. Nous demeurions fébriles, aux aguets. Les marches épuisantes n’y faisaient rien : le soir redevenait inamical.

Père est couché à plat ventre sur le sable. Le vent fait claquer les pans de son habit et rouler son chapeau. Nous savons, sans avoir à le vérifier, sans aucune envie de le vérifier, que son visage n’est plus qu’une horrible bouillie où se tordent les vers. Son corps est sec et très léger — creux. Nous pensions que Père était ailleurs, qu’il fuyait pour toujours dans la nuit gémissante.

Le lendemain (mais il n’y eut que cette lumière pénible et des coupures, des moments d’abandon, et des incohérences. Nous subissions cela dans l’inconfort le plus vif).

Il s’agit de ne pas se laisser gagner.

J’ai regretté ces manquements (errer le regard vide par ces banlieues lointaines où nul ne répondra à ses questions, à ses hoquets plaintifs. Il est comme un enfant, s’assoit sur le trottoir, ne bouge plus. Il quémande une cigarette).

Des incendies se déclaraient ici et là, que nous traversions en riant nerveusement.

Dormir, pesamment, soigneusement. S’extraire de temps en temps ; pure nécessité. Puis concéder, admettre, renier, ratiociner.

Mais il y eut ce malentendu... Je rabâche. Les ruines ; pas même. Et les jouets, ridicules, boursouflés, écoeurants, insupportables.

Et je parcours la ville, je marche. Tout est désert, infiniment désert. Je sais que l’on m’épie et que l’on me désire.

On a coché le bois, tracé des sentiers rectilignes, amassé des montagnes. On a disposé de cela avec soin, en respectant les perspectives. (Et déjà épuiser le registre des observations.)

J’ai passé les barrières, j’ai traversé des potagers et des pelouses, des cours d’usines. J’ai remué la tôle. Je me suis vu traqué, cerné, humilié. Dans le noir apparaissaient des yeux, des mains et des bouches méchantes. Je fus saisi et secoué, roué de coups puis emmené dans une camionnette. Sang, poussière, morve. Je frissonnais.

Ils pensent que coudoyer la mort les anoblit. Ils sont hautains, et méprisants.

Le moindre accroc me désespère, me hante des semaines durant. Du coin de l’oeil je te surveille. Tu es lasse, affaissée. Tes projets se dénouent. Je me sens tout à coup soulagé.

Un fauve maladroit et pelucheux, presque touchant, attendrissant — griffes démesurées.

(S’enfuir dans la nuit c’est sortir de soi-même, disiez-vous sentencieusement.)

Elle goûte peu cette prolixité.

Il renoua avec des terreurs qu’il avait cru enfouies, redevint petit, se mit à trébucher. Il tomba plusieurs fois, s’écorcha les genoux, manqua abandonner, s’abandonner — rester là et pleurer.

Mais aussi sa sueur, cette fibrillation. J’ai dormi près de toi, je l’ai veillée, bordée. Jamais peut-être ne me suis-je senti si satisfait. Repus. Les jours étaient pourtant plus grumeleux, grenus et verdelets. Ils m’agaçaient les dents.

Désormais je ne veux plus partager avec eux. Qu’ils restent là tant qu’ils voudront, disais-je.

J’imaginais chez autrui une telle délicatesse... Dire le contraire, en espérant ainsi...

Cela échoue, visiblement.

De plus en plus fébrile, elle ne cessait d’ouvrir et de fermer les tiroirs d’une commode où, nous le savions, ne se trouvaient guère que quelques insectes desséchés et des lambeaux de papier peint. Elle prétendait chercher quelque chose qu’elle aurait perdu ici, jadis, dans cette pièce (nous qui ne possédions rien).

La mort grotesque est un ours débonnaire ; son étreinte pataude révèle soudain de longues griffes tièdes, une gueule béante dont les crocs se referment délicatement sur le crâne du bambin qui continue de rire. Avec hésitation toutefois. Une nuance de doute inquiet.

Cette mort est maligne, elle ne cesse de câliner, se délecte (le broiement — les os en esquilles sanglantes — est ailleurs ; il ne faut pas penser que cet oeil malicieux, ces babines sont mensonges, non : la mort grotesque est pathétique : elle brise maladroitement ses jouets, s’en étonne, s’en afflige).

Ailleurs, les étages affaissés, l’escalier effondré, tous recoins adoucis, plâtre humide tassé, ce danger tendre, naïf.

Elle a levé les yeux. Son visage est plus jeune, fragile, émouvant, ses yeux sont pleins de larmes ; je dois me faire violence pour ne pas me précipiter et la prendre dans mes bras.

(Ses amis font grand remue-ménage et m’empêchent de travailler utilement.)

J’ai résolu cela, j’ai simplifié.

Ils avaient tous menti. Comme prévu. Un magnifique quiproquo. Je somnolais ; il me restait des chances.

Sur le quai ; se morfondre près des bennes rouillées. Un tas de poissons morts. J’essaie de me souvenir du trajet qu’il nous restait à parcourir. Je ne suis pas sûr, je ne suis jamais sûr. Cela me contrarie. Un mot me manque, un mot à peine, mais cela brouille les idées. Battre la semelle dans les embruns et rêvasser tandis que s’éloignent les flonflons.

Ces gens allaient et venaient là autour avec des airs faussement désolés. Bancals. Vraiment, ils auraient voulu nous aider, apporter un quelconque soutien, un mot de réconfort. Ils s’essuyaient le front avec de grands mouchoirs à carreaux, s’approchaient, nous regardaient puis s’éloignaient en soupirant et en bougeant les bras.

Un moment assoupi, je me demande s’il n’est pas mort. Cela arrive. La peau devient moite, épaisse. Alors je referme la porte, je vais très calme jusqu’au téléphone sous l’escalier.

Parfois je me détache, je disparais. Il me faut bien revenir de temps en temps afin de constater, encore et encore, que ce fut sans effet.

Dans ma façon de faire quelque chose aussitôt les ennuie, les déçoit. Chacun de nous espère tant. Nous aurions seulement souhaité que cessât l’ironie. Ils prétendent que mes maladresses sont le fruit de patientes manoeuvres, finissent par me craindre.

Je ne veux pas sortir, je ne sortirai plus. Trop à faire. C’est si facile aussi, ouvrir la porte, mettre le nez dehors, se dissiper. Retrouver les habitudes. Ce fut si difficile à construire, à méticuleusement préserver. Tout prévoir, imaginer le pire. Doutes. Même mes amis supportent mal cet examen. Ils se troublent toujours et cela les contrarie. Mais je sais, aussi, ne pas me rengorger.

J’ai cessé d’être lui lorsque nous sommes morts. J’avançais dans la grand-rue, je savais que j’étais arrivé. J’en oubliais la soif, l’épuisement. J’avançais dans la rue, en plein midi. Le silence m’impressionnait et elle est apparue, la mort grotesque, et c’était un duel, un duel dérisoire : comme elle s’approchait, ma vie se retirait. Lorsqu’elle fut tout près, j’avais touché le sol.

— Relève-toi, défends-toi, répétait-elle mécaniquement. Mais ma vie s’en allait comme finit une chansonnette. Sa botte contre ma joue meurtrie...

— Relève-toi, bats-toi... Elle ne s’arrêtait pas. Mes dernières forces avaient fondu. J’étais allongé sur le sable, le sable me cuisait, emplissant mes veines, ma gorge, mes poumons comme vermine minuscule. Je restais là, inerte, indifférent. Cette dissolution fut un soulagement.

La salle était déserte. Nichées dans les recoins parmi les balayures, les existences grignotantes. Se mettre à pleurnicher, sans raison particulière.

 
Christophe Petchanatz    

 

 
    

  
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