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7.
Retour (et remords) d’Antinoüs.
ls mangèrent goulûment, me laissèrent à peine deux bouchées puis
disparurent un à un, comme une nuée d’insectes en un soupir et
moi, ensevelie mais pâle, alourdie par l’effroi et la puanteur —quoique
toujours captive— j’écartai les lèvres en soufflant
«Antinoüs» (déjà dans le sentier bruissant il paraissait, sanglé de
cuir et transpirant, maculé du sang de ses victimes, poisseux des
poissons qu’il tenait à la main et dont la peau cognait à sa
poitrine). Je l’entendis répondre —sa voix, ce petit
tonnerre, grinçait sur les roseaux— «jolie». Suspendue —tout
étonnée du reste— n’aspirant plus qu’aux vastes
hôpitaux, je l’accueillis sur la rocaille, la salive lui encombrait
la gorge tant elle était sèche de victoires, bel Ulysse saturé de
batailles il peinait à m’appeler Pénélope et susurra à peine « sois
ma Circé » comme si, esclave fraîchement affranchie, j’eusse
accompli des miracles ou réveillé les morts.
Je pensai, tandis qu’il suçotait des raisins qu’
il
ne serait pas impossible qu’il m’ait entrevue besognée sur
le canot par Eurymaque qui cognait si fort à cingler mes fesses et
dont je crus un moment qu’il s’en allait chavirer la barque
et nous verser tous deux dans les marais peut être se tenait-il
en retrait derrière les broussailles haletant exorbité avide de femmes
vénales ou profanées dont il put à loisir vérifier l’indécence
et qu’il lui plaisait assurément d’imaginer possédées par
d’autres bras prises et rabaissées pourquoi pas séduites et abandonnées
par la meute des galants.
Cet Ulysse là, en ma personne, livra Circé aux pourceaux qui
l’accompagnent.
S’en retournant vers les autres et la bouche pleine d’écailles,
il me supplia de choisir un époux dès le lendemain —doutait-il
une seconde que je le choisisse lui, malgré ses rudes manières et
les tourments qu’il me fit subir ?
8.
Le Retour d’Ulysse.
C’est alors qu’il reparut, et pis qu’un voleur.
Qu’au gré
de ses voyages il m’humilie ne lui suffit donc pas, il fallut
de surcroît qu’il m’impose cette comédie et prenne auprès
d’Athéné d’oiseux conseils : « je te vêtirai
de haillons, je ternirai tes yeux, tu seras laid, ignoble et méconnaissable,
tu l’espionneras sous couvert de mendier ». Ainsi donc
souhaitait-il davantage m’éprouver (ne se doutait-il pas que
les Dieux, Athéné en tête, lui mentaient à l’envi, et que rien
ne les ravissait davantage que l’adultère entre mortels ?)
Bien sûr je l’ai reconnu au premier regard, sous ses traits fatigués
et malgré son maquillage, ses cheveux sales et sa barbe rousse. Croyait-il
me tromper, lui le héros aux mille ruses, avec un tour si bête ? Lui
qui conçut le suprême artifice du Cheval Factice encombré de soldats,
de glaives et d’épées, crut-il qu’il fut si facile d’abuser
une épouse assiégée ?
Il vint, le
visage parcheminé (mais son corps était gros d’extases féminines
et de pâmoisons et je pouvais humer sans effort là les effluves de
la Magicienne ou ici, sur son torse, l’odeur fauve de Nausicaa).
Me crut-il donc si sotte que je les ignorasse tous ces bas parfums,
tous ces décalques sur sa peau, ces mille tatouages invisibles ?
D’emblée donc, j’eus cette intuition. Ensuite évidemment
j’ai remarqué sa petite cicatrice à la cheville qu’il s’était
faite avec la pointe d’une flèche le jour de nos noces dont j’avais
léché la plaie sous les cris et les hourrah des convives, la langue
arpentant le sillon saignant de l’entaille peu profonde mais
si nette, si franche qu’on y vit un prodige là où il n’y
avait que maladresse.
Il vint et ses mains étaient nues. Son alliance, où l’avait-il
fourrée, dans quel jus poisseux l’avait-il plongée ? Circé ? Et
pourquoi pas les Nymphes et les Sirènes ? Comment le croire
à présent ? (Mais ce disant il m’enflait de désir tandis
que je pensai l’avoir oublié et partout ma chair tremblait à
son contact, criait de ne pouvoir ramper jusqu’à son ventre,
touiller sa chevelure où qu’elle eût traîné.) Elle devait avoir
fière allure Circé, dans ses tenues de cuir et ses fourrures argentées.
Y pensait-il à cet instant ou sentait-il son corps se tendre vers
moi ? (je crois bien qu’il flanchait et que ses jambes
fléchissaient dès qu’il levait les yeux sur sa Reine). J’eus
envie de lui montrer mes seins si onctueux, nourris de crèmes et d’onguents
anisés, lui mettre sous les yeux leurs bouts qui durcissaient et qu’il
nommait jadis —par jeu— ses « petits bouchons ».
Je n’en fis rien et attendis seulement.
Tandis qu’il prêchait je m’amusai à le voir défaillir
à chaque regard porté sur la chaînette d’or que je portais à
la cheville et qu’il ne me connaissait pas (malicieusement j’avançais
négligemment une jambe, la repliais, la déployais à nouveau dans un
dévoilement permanent). Dans l’Antiquité —et jusque
sous le règne d’Auguste— les jeunes esclaves destinées
au plaisir portaient pour qu’on les distinguent une chaîne nouée
aux chevilles. On les appelait les gourmettes car les philosophes
prétendaient qu’elles s’agrippaient aux bras des hommes
lesquels ne voulaient dès lors plus s’en séparer.
Il feignit la mendicité avec grâce, mentit plus effrontément
qu’aucune femme le fit jamais, contant chaque fois de nouvelles
fables, toujours plus invraisemblables et qui réclamaient à mesure
davantage de talent et d’astuce (mais l’ayant reconnu tout
son boniment s’effondra comme château de sable et ses mots sonnèrent
plus creux que d’ordinaire, pour un peu je l’aurais trouvé
touchant tant ses mensonges paraissaient ceux d’un enfant des
rues désignant les causes les plus extravagantes à son inconduite,
expliquant que ce n’est pas lui qui brisa le vase mais un chat
qui passait par là tandis qu’on l’a vu, jouant à la marelle,
qui renversait en trébuchant la vaisselle en question).
« Les Crétois sont menteurs » disait ma mère. Que ne l’ai-je
écoutée ?
Je n’étais bien sûr pas la seule : le porcher,
la nourrice, Télémaque son fils et certaines de mes servantes le reconnurent
aussi sans qu’il eut à se nommer —et certains partirent
d’un rire bien franc lorsqu’il se présenta devant eux ainsi
déguisé, « Seigneur » s’exclamèrent-ils « sommes-nous
donc jour de carnaval ? vous sentez vous si vieux ? ».
On le vit se renfrogner —il boudait presque le Roi d’Ithaque— et
continuer un moment son numéro d’acteur. Moi seule le laissais
parler et à mon tour me parais du costume de candide. Ainsi me crut-il
la plus aimante, la plus fidèle, la plus confiante épouse (et sans
doute en éprouva-t-il quelque fierté).
9.
Épreuve de l’arc.
À l’issue de l’un de ses récits imaginaires, il m’incita
(sur les conseils avisés d’Athéné), afin de me désigner un époux
(nous n’avions plus d’argent et quant à moi je redoutais
revivre l’humiliation de la civelle en attisant l’impatience
des Prétendants) d’instituer l’épreuve de l’arc.
Au fond de notre
chambre en effet se trouvait, inerte, l’arc d’Ulysse, réputé
inflexible. Celui qui saurait le bander (avait-il dit sous les traits
du vieillard) et tendre sa corde, celui là disposerait de ma personne
et de mes biens.
Le lendemain
j’annonçai la tenue du concours et réclamai qu’il fut organisé
aussitôt. Pour la première fois les Prétendants m’acclamèrent
sans perfidie, chacun pensant gagner ma couche et ses délices afférents
à l’issue de l’épreuve tant elle leur semblait accessible
et comme acquise par avance.
Antinoüs exigea
la primeur du challenge ce que d’aucuns n’osèrent lui disputer.
(Secrètement je priais pour qu’il réussisse et franchisse cet
obstacle mais chacune de mes prières se heurtait à un mur infranchissable
comme si les Dieux ne voulussent les entendre et déjà je compris que
le tournoi se changerait en ordalie.) Ses muscles s’épuisèrent
à se tétaniser en pure perte mais il dut bientôt renoncer —les
autres lui criaient de lâcher l’arme et de passer son tour— et
tendre l’arc au riche Eurymaque qui souriait, sûr de sa force,
et dut bientôt déchanter à son tour. Puis ce fut Léocrite, Bolanos
et le chevrier Mélanthios (lequel fit vibrer la tige de métal mais
si peu qu’on annula son triomphe —quant à moi je ne
l’aimais guère, nonobstant son endurance et ses proportions légendaires).
Alors Ulysse
demanda audacieusement à concourir sous les railleries des Prétendants
(ils reprenaient vie, comprenant —croyaient-ils— que
personne ne parviendrait à franchir l’épreuve de l’arc et
supputaient déjà sur la suivante, les uns penchant pour la pêche,
les autres se prononçant en faveur de l’étalon auquel ils souhaitaient
se mesurer) et Télémaque le permit. Je fermai les yeux aussitôt, ayant
pressenti l’issue du combat, deviné le carnage et le succès final
d’Ulysse. Tout cela aux mortels paraîtrait si juste, si régulier,
tandis qu’au contraire mon cœur vomissait l’exilé volontaire
dont la victoire, favorisée par les Dieux, affadissait encore son
personnage et ses vertus.
À
suivre...
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