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  Michel Lecamp

  L'envers d'Ulysse. (3)

 
 

Michel Lecamp

 
   

7. Retour (et remords) d’Antinoüs.

 

ils mangèrent goulûment, me laissèrent à peine deux bouchées puis disparurent un à un, comme une nuée d’insectes en un soupir et moi, ensevelie mais pâle, alourdie par l’effroi et la puanteur —quoique toujours captive— j’écartai les lèvres en soufflant «Antinoüs» (déjà dans le sentier bruissant il paraissait, sanglé de cuir et transpirant, maculé du sang de ses victimes, poisseux des poissons qu’il tenait à la main et dont la peau cognait à sa poitrine). Je l’entendis répondre —sa voix, ce petit tonnerre, grinçait sur les roseaux— «jolie». Suspendue —tout étonnée du reste— n’aspirant plus qu’aux vastes hôpitaux, je l’accueillis sur la rocaille, la salive lui encombrait la gorge tant elle était sèche de victoires, bel Ulysse saturé de batailles il peinait à m’appeler Pénélope et susurra à peine « sois ma Circé » comme si, esclave fraîchement affranchie, j’eusse accompli des miracles ou réveillé les morts.

     Je pensai, tandis qu’il suçotait des raisins qu’

il ne serait pas impossible qu’il m’ait entrevue besognée sur le canot par Eurymaque qui cognait si fort à cingler mes fesses et dont je crus un moment qu’il s’en allait chavirer la barque et nous verser tous deux dans les marais peut être se tenait-il en retrait derrière les broussailles haletant exorbité avide de femmes vénales ou profanées dont il put à loisir vérifier l’indécence et qu’il lui plaisait assurément d’imaginer possédées par d’autres bras prises et rabaissées pourquoi pas séduites et abandonnées par la meute des galants.

     Cet Ulysse là, en ma personne, livra Circé aux pourceaux qui l’accompagnent.

     S’en retournant vers les autres et la bouche pleine d’écailles, il me supplia de choisir un époux dès le lendemain —doutait-il une seconde que je le choisisse lui, malgré ses rudes manières et les tourments qu’il me fit subir ?

 

8. Le Retour d’Ulysse.

     C’est alors qu’il reparut, et pis qu’un voleur.
     Qu’au gré de ses voyages il m’humilie ne lui suffit donc pas, il fallut de surcroît qu’il m’impose cette comédie et prenne auprès d’Athéné d’oiseux conseils : « je te vêtirai de haillons, je ternirai tes yeux, tu seras laid, ignoble et méconnaissable, tu l’espionneras sous couvert de mendier ». Ainsi donc souhaitait-il davantage m’éprouver (ne se doutait-il pas que les Dieux, Athéné en tête, lui mentaient à l’envi, et que rien ne les ravissait davantage que l’adultère entre mortels ?)
Bien sûr je l’ai reconnu au premier regard, sous ses traits fatigués et malgré son maquillage, ses cheveux sales et sa barbe rousse. Croyait-il me tromper, lui le héros aux mille ruses, avec un tour si bête ? Lui qui conçut le suprême artifice du Cheval Factice encombré de soldats, de glaives et d’épées, crut-il qu’il fut si facile d’abuser une épouse assiégée ?
     Il vint, le visage parcheminé (mais son corps était gros d’extases féminines et de pâmoisons et je pouvais humer sans effort là les effluves de la Magicienne ou ici, sur son torse, l’odeur fauve de Nausicaa). Me crut-il donc si sotte que je les ignorasse tous ces bas parfums, tous ces décalques sur sa peau, ces mille tatouages invisibles ?

     D’emblée donc, j’eus cette intuition. Ensuite évidemment j’ai remarqué sa petite cicatrice à la cheville qu’il s’était faite avec la pointe d’une flèche le jour de nos noces dont j’avais léché la plaie sous les cris et les hourrah des convives, la langue arpentant le sillon saignant de l’entaille peu profonde mais si nette, si franche qu’on y vit un prodige là où il n’y avait que maladresse.

     Il vint et ses mains étaient nues. Son alliance, où l’avait-il fourrée, dans quel jus poisseux l’avait-il plongée ? Circé ? Et pourquoi pas les Nymphes et les Sirènes ? Comment le croire à présent ? (Mais ce disant il m’enflait de désir tandis que je pensai l’avoir oublié et partout ma chair tremblait à son contact, criait de ne pouvoir ramper jusqu’à son ventre, touiller sa chevelure où qu’elle eût traîné.) Elle devait avoir fière allure Circé, dans ses tenues de cuir et ses fourrures argentées. Y pensait-il à cet instant ou sentait-il son corps se tendre vers moi ? (je crois bien qu’il flanchait et que ses jambes fléchissaient dès qu’il levait les yeux sur sa Reine). J’eus envie de lui montrer mes seins si onctueux, nourris de crèmes et d’onguents anisés, lui mettre sous les yeux leurs bouts qui durcissaient et qu’il nommait jadis —par jeu— ses « petits bouchons ». Je n’en fis rien et attendis seulement.

     Tandis qu’il prêchait je m’amusai à le voir défaillir à chaque regard porté sur la chaînette d’or que je portais à la cheville et qu’il ne me connaissait pas (malicieusement j’avançais négligemment une jambe, la repliais, la déployais à nouveau dans un dévoilement permanent). Dans l’Antiquité —et jusque sous le règne d’Auguste— les jeunes esclaves destinées au plaisir portaient pour qu’on les distinguent une chaîne nouée aux chevilles. On les appelait les gourmettes car les philosophes prétendaient qu’elles s’agrippaient aux bras des hommes lesquels ne voulaient dès lors plus s’en séparer.

     Il feignit la mendicité avec grâce, mentit plus effrontément qu’aucune femme le fit jamais, contant chaque fois de nouvelles fables, toujours plus invraisemblables et qui réclamaient à mesure davantage de talent et d’astuce (mais l’ayant reconnu tout son boniment s’effondra comme château de sable et ses mots sonnèrent plus creux que d’ordinaire, pour un peu je l’aurais trouvé touchant tant ses mensonges paraissaient ceux d’un enfant des rues désignant les causes les plus extravagantes à son inconduite, expliquant que ce n’est pas lui qui brisa le vase mais un chat qui passait par là tandis qu’on l’a vu, jouant à la marelle, qui renversait en trébuchant la vaisselle en question).
« Les Crétois sont menteurs » disait ma mère. Que ne l’ai-je écoutée ?

     Je n’étais bien sûr pas la seule : le porcher, la nourrice, Télémaque son fils et certaines de mes servantes le reconnurent aussi sans qu’il eut à se nommer —et certains partirent d’un rire bien franc lorsqu’il se présenta devant eux ainsi déguisé, « Seigneur » s’exclamèrent-ils « sommes-nous donc jour de carnaval ? vous sentez vous si vieux ? ». On le vit se renfrogner —il boudait presque le Roi d’Ithaque— et continuer un moment son numéro d’acteur. Moi seule le laissais parler et à mon tour me parais du costume de candide. Ainsi me crut-il la plus aimante, la plus fidèle, la plus confiante épouse (et sans doute en éprouva-t-il quelque fierté).

 

9. Épreuve de l’arc.

     À l’issue de l’un de ses récits imaginaires, il m’incita (sur les conseils avisés d’Athéné), afin de me désigner un époux (nous n’avions plus d’argent et quant à moi je redoutais revivre l’humiliation de la civelle en attisant l’impatience des Prétendants) d’instituer l’épreuve de l’arc.
     Au fond de notre chambre en effet se trouvait, inerte, l’arc d’Ulysse, réputé inflexible. Celui qui saurait le bander (avait-il dit sous les traits du vieillard) et tendre sa corde, celui là disposerait de ma personne et de mes biens.
     Le lendemain j’annonçai la tenue du concours et réclamai qu’il fut organisé aussitôt. Pour la première fois les Prétendants m’acclamèrent sans perfidie, chacun pensant gagner ma couche et ses délices afférents à l’issue de l’épreuve tant elle leur semblait accessible et comme acquise par avance.
     Antinoüs exigea la primeur du challenge ce que d’aucuns n’osèrent lui disputer. (Secrètement je priais pour qu’il réussisse et franchisse cet obstacle mais chacune de mes prières se heurtait à un mur infranchissable comme si les Dieux ne voulussent les entendre et déjà je compris que le tournoi se changerait en ordalie.) Ses muscles s’épuisèrent à se tétaniser en pure perte mais il dut bientôt renoncer —les autres lui criaient de lâcher l’arme et de passer son tour— et tendre l’arc au riche Eurymaque qui souriait, sûr de sa force, et dut bientôt déchanter à son tour. Puis ce fut Léocrite, Bolanos et le chevrier Mélanthios (lequel fit vibrer la tige de métal mais si peu qu’on annula son triomphe —quant à moi je ne l’aimais guère, nonobstant son endurance et ses proportions légendaires).
     Alors Ulysse demanda audacieusement à concourir sous les railleries des Prétendants (ils reprenaient vie, comprenant —croyaient-ils— que personne ne parviendrait à franchir l’épreuve de l’arc et supputaient déjà sur la suivante, les uns penchant pour la pêche, les autres se prononçant en faveur de l’étalon auquel ils souhaitaient se mesurer) et Télémaque le permit. Je fermai les yeux aussitôt, ayant pressenti l’issue du combat, deviné le carnage et le succès final d’Ulysse. Tout cela aux mortels paraîtrait si juste, si régulier, tandis qu’au contraire mon cœur vomissait l’exilé volontaire dont la victoire, favorisée par les Dieux, affadissait encore son personnage et ses vertus.

À suivre...

 

Michel Lecamp

   
Michel Lecamp  

  
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