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10.
Massacre des Prétendants.
l bandit larc
et la corde aussitôt se tendit en silence. Cest alors quil
décocha une à une ses flèches sans effort sur mes Prétendants désarmés.
Télémaque lassista au massacre ainsi quEumée le porcher
dont les avant-bras, après le carnage, dégouttaient dun sang
épais (il sen pourléchait les doigts en se tournant vers les
murs) et qui, pour les occire, saida du couteau dont il usait
pour éventrer les porcs. Lorsque jouvris les yeux tous gisaient
sans vie et je vis les mains si douces dAntinoüs
qui tremblotaient encore un peu. On massura que cétaient
les nerfs, seulement les nerfs.
Puis on immola toutes mes servantes sur son ordre sous prétexte quelles
furent séduites par certains de mes Prétendants (que leur trouvait-il ? ne
valaient-ils pas mieux que lui, eux qui au moins navaient nul
besoin de se travestir, de se dissimuler pour paraître, dêtre
sans cesse grimé et protégé des dieux, nétaient-ils pas ses
semblables ? et navait-il pas agi comme eux sil
eut été placé à leur place et dans les mêmes conditions ? dailleurs,
et ce pénible souvenir me brûle encor, ne mavait-il pas gagnée
au jeu ? un jeu de force et dadresse certes, mais un jeu
malgré tout. Et lorsquil mappela «Calypso» certaines nuits
quaurai-je donc dû penser ? À cela bien sûr il neut
rien à répondre et dailleurs sans doute ne répondrait jamais,
trop occupé à consulter les déesses transies auprès de lui.)
Quel haut le cur quand je sortis respirer au dehors et que je
surpris leurs petits cadavres appendus aux arbres du jardin, leurs
chairs blanches dépassant du costume, toutes bleutées par endroits
dun bleu de porcelaine et vers lesquelles se précipitaient les
corbeaux, menaçants, obscurcissant le ciel de leur fureur. Elles gardaient
les yeux clos les petites femmes et leurs nez si fragiles se zébraient
de gouttes de sang pâle, jaccourus vers elles, insensée, souveraine,
et baisai leurs petits pieds dénudés un à un puis les abandonnai au
bourreau qui les décrochait sans un bruit (cétait Eumée à nouveau,
le porcher, préposé aux sales besognes, Ulysse, trop lâche, y répugnait
sans doute) et me poussait du coude mais sans vigueur ni animosité
vers mes appartements chuchotant comme pour lui même ça nest
pas digne dune reine, ça nest pas digne (derrière moi
jentendais ricaner les corbeaux).
11.
La vie conjugale après la boucherie
(extrait du Journal
Intime de Pénélope).
À peine mavait-il retrouvée (mais non reconquise ni convertie
à sa cause) que tout miel il réclamait des faveurs spéciales.
Cest à dire ? fis-je, léchine raidie et droite
sur mes jarrets comme courroucée. Eh bien, continua-t-il (il baissait
la tête, bégayait un peu, tordait ses mains le grand gaillard, ne
faisait guère le fier) vous savez bien, vous connaissez le porcher
(cétait drôle quil me vouvoie dans un instant pareil mais
au fond je nétais pas dhumeur à rire sachant à qui il
me destinait) eh bien il faudrait bien le récompenser un peu de sa
fidélité
Fidélité ? répétai-je. Oui
enfin non,
hésitait-il, embarrassé, il conviendrait quil soit honoré ce
brave, quun tribut lui soit accordé, quil fut rétribué
en sorte. Certainement, ai-je répondu, mais comment ? Quordonnez-vous ? Oh
cest peu de chose et cest un lourd sacrifice je le conçois
mais dans lintérêt supérieur du Royaume (je savais quil
ne pensait en vérité quà son organe) jaimerais que vous
lui fassiez laumône de votre couche. Pour une nuit ça va sans
dire.
Seul ou avec ses bêtes ? ai-je
demandé (il fallait le voir se noyer dans cet océan de surprise qui
le submergeait soudain, bras et mâchoire ballants, les yeux occupant
tout son visage, exorbités, sétant accrus du double). Je ne
sais pas, balbutia-t-il, faites à votre convenance (croyait-il donc
que je fusse une oiselle et que je meffraie dun amant
supplémentaire, si laid soit-il, et où pensait-il que jaie puisé
ma science amoureuse ? Dans les livres sales quil
feuilletait la nuit tombée ? Ignorait-il que ces choses-là
ne sacquièrent que par lexpérience ?)
Alors ce porcher (Eumée), noir, ventru, mal
vêtu (ses vêtements, jen suis sûre, navaient jamais goûté
au privilège dêtre repassés et rangés au fond dune armoire,
il ne les avait seulement jamais pliés), les jambes arquées les yeux
comme des billes jaunies, énorme et insatiable me travailla toute
la nuit (je savais bien que, derrière la tapisserie, Ulysse espionnait
sa proie, toujours occupé à la surprendre dans les émois, je savais
quil mavait promise au porcher à seule fin de se rincer
lil). Lorsque lautre, hors dhaleine ou suffocant
cessait dahaner ou de magonir dépouvantables insultes
je lentendais souffler, murmurer, mugir derrière le voile séparant
la chambrée. Je simulai la passion et gardai mon amant une semaine
entière au terme de laquelle, lassée, je le congédiai et le rendis
à ses porcs.
Puis jen eus dautres, et beaucoup,
me passant désormais de son consentement et de ses avis sur la question,
lui faisant comprendre quil sagissait de mon seul plaisir
et non du sien (car il voulait continuer de les choisir lanimal,
me faisait des scènes à ce sujet, maccusant dadultère
tandis que cétait bien la médecine quil mavait lui
même prescrite expressément, selon son bon caprice).
même
le jour de mes noces il me suppliait de me mal conduire et me soumettre par
exemple, soufflait-il en dardant sa langue dans mes oreilles et sur
leurs lobes, ce nest quun exemple comme bon
leur semblerait aux outrages des officiers de la garnison, mincitait
à me livrer aux pires besognes prétendant quil était dusage
dans la Grèce Antique de souiller le lit conjugal de liqueurs séminales
adultères pour quil devienne fécond, des fadaises tout cela
quil proférait en se goinfrant de fraises à la crème se prenant
pour lempereur Néron, sen pourléchant les babines en faisant
les bruits les plus obscènes puis il me guettait derrière les parois
de la chambre, insinuant son il sur la fente de la porte, encourageant
mes assaillants, commentant leurs manières ou ma technique, me conseillant
parfois : (il criait quil fallait quimpérativement
jenfonce la ficelle ou débraille davantage mes corsets) une
fois laffaire terminée il se ruait dans la chambre et louait
mes « adorables petits pieds chinois » quil
sentêtait à baiser en glissant sa langue entre chacun des orteils
carminés il devenait pâle embrassait ma croupe pâlissait à nouveau
saccroupissait ombrant le sillon quil navait pas
lâché et sy abandonnait en feulant
À un moment donné je me suis dit : « il nous faudrait
un Prince ». Javais oublié Télémaque, oublié jusquà
son existence même au pauvre garçon, mais au vrai à quoi nous servait-il
à son père et à moi ? à quel usage était-il destiné ? À
cette question jai bien sûr évité de répondre ne voulant ni
le blesser ni reconnaître notre échec à en faire un être dexception.
À vrai dire je lai toujours trouvé consternant, imitant grossièrement
lhabileté et le courage de son père pour en vomir une réplique
empesée, désuète, indigeste. Jusque dans ses vêtements. Tout lui était
trop large, son costume, son ascendance, son titre. Et toujours si
prude et emprunté ! Quel enfant disgracieux avons nous engendré...
quelle parodie dhomme... à la mesure sans doute de notre union
contre nature, ne nous ressemblant ni à lun ni à lautre
il ne ressemble finalement quà ça : notre faillite,
notre gâchis. En réalité je pense quil ne possède pas même léclatant
dérèglement de notre mariage, ses scandales brillants, ses fulgurances
ou sa lumineuse obscénité. Quelle fadeur, Seigneur ! et
quel fils insipide ! Mieux vaut ne plus y penser.
12.
Détails de campagne.
On me rapporta plus tard dautres nouvelles atroces de la campagne
Troyenne. Je ne voulus dabord pas y croire et gardai la bouche
bée une semaine durant lorsquon mapprit ce que sa cruauté
avait fait dAstyanax, à quel état elle lavait réduit le
pauvre petit être aux cils si longs si lisses, à la peau si douce
des enfants de 5 ans devenu par ses uvres maudites chiffe molle
ensanglantée écrasée au bas du mur où Ulysse lavait projeté
comme s il se fut agi dun chaton dont on rejette
la charge. Jen eus le cur retourné au sens propre, en
ma poitrine il se renversa (comme un vase dont on vide les eaux usées)
et mes sentiments pour mon époux s inversèrent à leur tour.
Capable du pire, Ulysse ? Certes oui ! Et qui se souvient
aujourdhui du soldat, le plus fidèle de ses hommes, quil
sacrifia sans remords et abandonna, pendant dix longues années, sur
une île infestée de serpents, deel-skins et dindifférentes
punaises, avant que de laller rechercher au seul motif que la
situation lexigeait. Celui-là donc, dont le nom méchappe
puisque plus personne ne le connaît tant il seffaça lui-même
devant son maître, et sans un mot, rendu muet par lautorité
arrogante dUlysse et son absence de cur, celui-là
(quon le désigne ainsi par défaut) , cet homme, ce héros remis
en jeu, Ulysse le vint reprendre sans une excuse comme on reprend
son dû, sûr de son droit, toujours méprisant le prix et le vif de
la chair. « Tous des cadavres avant lheure » tel était
son sordide credo, dans les batailles comme dans la Vie il lemployait
à tout propos.
Lorsque jappris cette anecdote, cette
peccadille ainsi quil la nomma, je me sentis soudain
légale de cet homme jeté puis repris sur la grève au gré de
son humeur ingrate, et compris alors que je ne fus rien dautre
à ses yeux quun bien dont on dispose, et que jamais on ne ménage.
À
suivre...
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