a
devait arriver. Je me suis encore réveillée au milieu de la nuit.
Je n’avais même pas rêvé ou alors je ne m’en souviens pas. Je me suis
assise et puis, comme ma comptine me semblait bête et sans effet,
j’ai décidé de me lever. Ça me faisait si drôle de me lever comme
ça dans le noir que je me suis demandé un moment si je n’étais pas
en train de rêver. J’ai poussé la porte et dehors bien sûr, il faisait
grand jour, c’était l’après-midi.
Je
n’ai pas été étonnée dans le fond. Je sais bien que la nuit est est
seulement dans nos demeures lorsque nous refermons la porte. Mais
quelle différence y a-t-il entre se lever le matin, c’est-à-dire après
avoir dormi une nuit, et se lever comme moi au milieu de la nuit?
Et, autre question, et les autres? Avons-nous un moment en commun
pour passer nos nuits? Dormons-nous tous en même temps ou chacun pour
notre compte? Et puis la futilité de tout ça m’a consternée. Il faisait
beau. J’ai lu la plaque sur ma porte et j’ai été écouter les oiseaux.
Le
portail, tout le monde sait le trouver. Il n’est pas à un endroit
précis puisque personne par exemple n’habite à côté ou même à quelque
distance par rapport à lui. Mais quand on a une raison d’y aller on
le trouve très vite. Il y a bien sûr deux ventaux en fer forgé, un
seul s’ouvre facilement, on ne voit pas bien ce qu’il y a derrière.
Je suis venue là toute seule et sans rien dire à personne. J’ouvre
avec un pincement de coeur. Le vantail est plus lourd à pousser que
je ne croyais. En le refermant je regarde encore les allées bien rangées,
les monuments si gais, si propres. Et puis je pars.
Rien à dire de l’avenue que je parcours. Elle est déserte et curieusement
brouillée. Plus loin, elle descend, des lointains apparaissent et
les premiers vivants dans les premières autos. Je me range soigneusement
sur le bas-côté. Je n’ai sûrement pas le don de Manfred, mais je ne
prendrai pas de risques.
Je
suis maintenant sur une route qui descend dans un vallon. C’est le
soir. Il y a des piétons et des cyclistes qui ont l’air de rentrer
chez eux, et une ligne d’autobus qui vient sans doute d’en déposer.
Il pourrait bien se mettre à pleuvoir.
J’habitais
tout près. Cette maison je crois avec une véranda que j’aperçois en
contre-bas. Je presse le pas. Devant moi, sur le trottoir, une silhouette
que je crois reconnaître. C’est une fille à peu près de mon âge. Arrivée
à la hauteur de la maison en question, elle traverse en courant. Un
autobus arrive, elle a un instant d’hésitation qui suffit à la perdre.
Le conducteur, ne sachant plus s’il devait l’éviter par la droite
ou par la gauche, l’a heurtée à la tête, elle est tombée sans connaissance,
un petit groupe se forme autour d’elle, personne n’est sorti de la
maison.
Je
reviens songeuse et déçue. Inquiète d’abord : et si je ne
pouvais pas rentrer? Déçue : je ne suis pas allée chez les
vivants. J’ai vu une reconstitution, et encore je ne suis pas sûre
qu’elle soit l’image de la vérité. Enfin, j’ai satisfait une curiosité,
que finalement je n’avais plus.
Pour
rentrer, il suffit de pousser le portail.
C’est
décidé, je ne sortirai plus. Je partirai d’ici, mais pour aller au-delà,
pas en deçà. Voilà à quoi je réfléchis le lendemain matin après une
bonne nuit sans rêve. Et les questions se précipitent : Comment sort-on,
où va-t-on?
Plutôt
que de rêvasser, je prends envie de voir les autres. Je me dirige
vers le monument, il est bien rare qu’on n’y trouve personne. Avant
même d’y parvenir, je rencontre Nicole, une des “ nouvelles ” de l’accident
de car. C’est une femme encore jeune et je me rends compte en la voyant
qu’il n’y a ici ni enfants, ni vieillards. Autre sujet de réflexion.
Quelqu’un quelque part doit avoir le goût du classement.
Nicole
semble se plaire ici. Elle se souvient très bien d’avant, mais en
parle avec un grand détachement. Elle a pourtant laissé un fils de
quinze ans, elle y pense avec plaisir et affection, mais comme à une
chose passée. Sur ce qui est arrivé là-bas depuis son départ, elle
ne semble pas concernée, et n’envisage nullement d’aller y voir.
Finalement, nous retrouvons Mathilde, Édouard, Manfred et Denise,
qui déambulent au soleil. Mathilde semble aller mieux. Elle a presque
renoncé à cherché son fils et ne se comporte plus systématiquement
en mère vis-à-vis de Lina. Édouard semble rechercher sa compagnie.
Mais ces histoires de couple ne vont jamais très loin chez nous. Nous
ne sommes jamais amoureux, nous ne sommes jamais malheureux.
Pourtant
il se passe quelque chose. Depuis l’arrivée du groupe, une inquiétude
s’est fait jour. Peut-être parce qu’il a débarqué ici avec ses passagers,
sans personne pour le décharger de sa responsabilité, Jean-Luc croit
toujours avoir charge d’âmes. Il va de l’un à l’autre et entretient
une sorte d’attente. Tout ça n’ira pas très loin, parce que d’abord
notre population n’est pas stable. Son groupe a déjà perdu des têtes.
Héléna, la fille que j’avais “ reçue ” a disparu la première. Moi
aussi, je me pose des questions, et d’abord celle-ci : pourquoi Untel,
Unetelle et moi restons nous ici si longtemps? je me sens coupable
ou abandonnée.
Je ne reverrai plus mon petit cimetière, je le sais. Cette nuit je
me suis levée et je suis sortie sans rien dire. Je marche dans la
nuit et je ne sais pas où je vais.
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