| Profession : éditorialiste |
Il est cinq heures, Mouchard s’éveille. Sa bouche est pâteuse des mensonges agglutinés pendant la nuit. Il s’en soulage hebdomadairement dans les colonnes du Nouvel Observateur. Il est cinq heures, Gérard Dupuy se couche. Il a exsudé son éditorial quotidien pour l’Écho des start-up (ESU) que certains s’obstinent à appeler Libération. S’il éditorialise plus tôt, Dupuy le fait plus souvent encore que Mouchard ne ment. Car il doit, chaque jour, donner une portée cosmique aux sujets de pacotille qu’il choisit lui-même pour la « une » de l’ESU. Dupuy est en effet rédacteur en chef adjoint de ce quotidien aux abois. Pour éditorialiser dans la presse de marché, les qualités requises sont aussi peu nombreuses que les points cardinaux : conformisme, prétention, fatuité, niaiserie. À cet exercice, Dupuy rivalise presque avec son homologue moustachu du QVM (Quotidien vespéral des marchés, ex-Le Monde). Bien sûr, il arrive que Dupuy écrive en roue libre. C’est le cas quand il qualifie les manifestations anticapitalistes de « pur cynisme de démagogues propagandistes » (ESU, 29.11.99) ou quand il conspue les grévistes (qu’il hait) et le service public, « administration à l’ancienne » gangrenée par des « dogmatismes » (ESU, 04.05.99). Toutefois, Dupuy sait faire scintiller des facettes méconnues de son talent. Astrosociologue un jour, il a expliqué : « Devant l’éclipse, tous les citoyens sont réellement égaux… pour autant du moins qu’ils sont munis de lunettes adéquates. » Spécialiste des ballons dirigeables le lendemain, il a chanté le « goût de la gratuité » qui poussa un milliardaire thatchérien à faire le tour du monde en montgolfière (ESU, 26-27.12.98). Muni d’un certificat psychiatrique en béton, un enquêteur de PLPL a disséqué les éditoriaux transpirés par Dupuy pendant un mois d’été. Les résultats sont sans appel. L’éditorialiste sautille de la géostratégie à la génétique moléculaire, de l’œnologie aux enquêtes d’opinion, de la crise des vocations hospitalières aux banques centrales, du conflit au Proche-Orient à la « corsicologie », de l’analyse financière à l’urbanisme, de la fiscalité à la surveillance informatique. Sans oublier la politologie, discipline reine des éditorialistes en panne de copie. Seule constante dans toutes ces analyses : un événement, quel qu’il soit, doit toujours démontrer la supériorité du capitalisme. Ce postulat est connu dans les rédactions sous le nom de « loi de Dupuy ». Le 6 août dernier, Dupuy, géostratège, éditorialise sur le conflit israélo-arabe. Quand on ne comprend rien à un conflit, une des figures imposées de tout éditorial consiste à stigmatiser les « extrémistes de chaque camp » et à glorifier les « modérés » (ou, s’il n’y en a pas, les États-Unis). Le texte de Dupuy évoque donc « ces deux immobilismes qui se font face ». Le 8 août, Dupuy, généticien, se penche sur la biologie moléculaire et glose sur l’« opérativité de l’homme sur lui-même ». Le 9 août, Dupuy, œnologue, traite de la viticulture. Il s’emporte contre les « vieux réflexes xénophobes et violents » des petits producteurs. Le vin, « il faudra savoir le vendre, donc maîtriser les arcanes du marché et du marketing ». Le vin aussi se fabrique comme un numéro de Libération. Le 11-12 août, Dupuy, sondologue, commente un sondage. C’est un exercice réservé aux jours de grande paresse. Avant de partir pour un stage de crocket à Bexhill-on-Sea, Dupuy expédie ce commentaire : « Il y a une réelle ouverture à la complexité du monde, un relativisme qui ne prend pas pour argent comptant l’héritage du passé, ses mythes et ses mensonges. » Loi de Dupuy : Un événement, quel qu'il soit, doit toujours démontrer la supériorité du capitalisme.
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Le 15 août, Dupuy, qui se serait fendu l’ongle du gros orteil en jouant au crocket, ausculte la « Crise de vocations » du personnel hospitalier. Le 16 août 2001, Dupuy, banquier central, analyse le sort de l’euro dont il est un des propagandistes depuis qu’on lui a fait croire que ses (gras) revenus seraient multipliés par 6,5596. Le 17 août, Dupuy, sioniste, dissèque le sionisme. Alors que l’Assemblée générale de l’ONU a adopté en 1975 une résolution assimilant ce chancre nationaliste à une forme de racisme, Gérard écrit : « Admettre, comme le demandent les pays arabes, de discuter du “racisme” que serait le sionisme, c’est admettre d’emblée un glissement nuisible. C’est accepter que la légitimité d’Israël, État pourtant créé par cette même ONU, soit mise en doute dans son essence même. » Le 20 août, Dupuy, corsicologue, fixe son cerveau sur l’Île de Beauté : « La “corsicologie” est une science à la fois abstruse et inexacte. Mais il n’est pas besoin de la maîtriser pour savoir que l’assassinat de Santoni ne profitera pas au Premier ministre, Lionel Jospin. » Il n’est pas besoin de maîtriser quoi que ce soit pour éditorialiser comme Dupuy. Le 21 août, Gérard, trader sur son yacht, s’inquiète du sort de la Bourse dans un style métaphorique et adipeux emprunté à Serge July : « L’économie “réelle” et sa copine financière nous ont tellement habitué à les voir mener chacune sa vie de son côté qu’on a fini par oublier qu’elles naviguent sur le même bateau, yacht luxueux ou vieux rafiot selon les jours. » Le 22 août 2001, Dupuy, urbaniste, dicte d’un taxi son commentaire des embouteillages parisiens : « Les Parisiens gagneront au changement de mieux circuler en taxi (dont il est urgent d’augmenter le nombre), en vélo ou en rollers. » Le 24 août, Dupuy, gros contribuable, glose sur les impôts. Ils sont trop élevés. C’est là son sujet préféré. Le 25 août, Dupuy, informaticien, « réfléchit » à la surveillance d’Internet. Il annonce son intention de lancer un « combat élémentairement démocratique ». Puis il part en week-end. Le 29 août, Dupuy, politologue, analyse l’entrée en campagne présidentielle de Jospin. Quand Dupuy est en forme, son trait peut être fulgurant : « Cet exploit hyperpolitique, qui demande des ressources de fondeur [sic], commence par une mise entre parenthèses de la politique. » Depuis le 11 septembre, Gérard Dupuy a beaucoup transpiré. Plus que jamais, il fallait couvrir l’ignorance d’un vernis de cuistrerie, badigeonner le tout d’affirmations péremptoires. Le 30 septembre 2001, Dupuy salue la retenue des Américains : « La réaction des Américains aux attentats est jusqu’à aujourd’hui à l’opposé de la caricature mal intentionnée qu’on en trouve souvent sous les traits d’un costaud impulsif et nigaud. Au contraire, on découvre une action méthodique, discrète, patiente. » Dix jours plus tard, l’Amérique n’est plus « méthodique, discrète, patiente ». La désinformation du jour faisant oublier celle de la veille, Dupuy explique : « On peut reconnaître là la patte stratégique américaine qui fait d’une absolue domination préalable une condition sine qua non d’engagement de ses forces. Contre une mouche, plutôt deux pavés qu’un seul. » (09.10.01) Trois, quatre éditoriaux par semaine, des week-end annulés… C’est un Dupuy à bout de forces qui, le 17 octobre 2001, étourdit ses lecteurs par son analyse de la situation internationale : « Une bande de cinglés dans un pays paumé réussit à jouer avec les nerfs du monde entier. » Puis Dupuy s’est couché. Il était cinq heures. Mouchard s’éveillait. |