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Cette obsession sénile, une amie de Colombani, Christine Ockrent, en avait déjà offert un aperçu il y a deux ans. Entre deux « ménages » (« animations » très lucratives de colloques ou « débats » organisés par des grosses entreprises), elle avait, dans un livre titré Les Grands patrons (Plon), recueilli les « témoignages » de rois de l’exploitation, et gémi : « Les patrons en France ont mauvaise presse. On les entend à peine dans le débat public. Cette frilosité des grands patrons à s’exprimer sur des sujets d’intérêt général constitue une vraie carence de la démocratie. Ainsi s’expliquent la diabolisation et la complaisance pour une culture de conflit plutôt que de compromis. À chaque péripétie sociale, on le vérifie, on s’en lamente et rien ne change à cette forme d’infirmité que ne partagent pas nos voisins européens 6. »
En 2000, avec la « gauche » au pouvoir, avec Messier et Arnault publiés presque au même moment, l’« infirmité » est guérie. Dans la lignée de Christine Ockrent, une nuée de journalistes piaffait à l’idée de dactylographier les réflexions toujours profondes de leurs amis les patrons. Les plumes les plus accomplies (Attali, Pivot, BHL, etc.) décrocheraient même la « Laisse d’or » de PLPL (lire PLPL, n° zéro et n°1.) Mais pas Yves Messarovitch, dont l’invraisemblable veulerie éveilla chez le jury de la « Laisse d’or » des soupçons de tricherie et le fit classer hors-concours. Directeur des rédactions du groupe Expansion (Vivendi), directeur de LCFi, la chaîne financière de Bouygues, ce journaliste a déjà servi de faire-valoir « littéraire » à François Michelin, un des grands saigneurs de la guerre antisyndicale. Messarovitch brûlait donc d’« interroger » Bernard Arnault, qui avait détalé de France à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981. Arnault nous était revenu en 1984, rassuré par le nouveau premier ministre. Car, ainsi qu’il l’explique : « Laurent Fabius est arrivé et les choses ont repris un cours normal. 7 » Quelles questions un journaliste comme Messarovitch pose-t-il à un héritier des fuyards de Varennes et des émigrés de Coblence ? Plutôt que d’interpeller Arnault sur l’indécence de son enrichissement mensuel de 3 milliards de francs depuis deux ans – ce qui correspond à 64 années de salaire de smicard « gagnées » chaque heure 8 –, plutôt que de lui demander si sa fortune, acquise grâce au gouvernement de Jospin-Voynet-Gayssot, ne l’encourage pas à adhérer sur-le-champ au Parti socialiste, aux Verts ou au PCF, Messarovitch ronronne en compagnie du propriétaire du quotidien La Tribune :
Messarovitch : Que pensez-vous du Medef et plus précisément
de la manière dont son président Ernest-Antoine Seillière alimente
le débat public ? Bernard Arnault : Ernest-Antoine Seillière est excellent. Depuis qu’il est arrivé au Medef, beaucoup de choses ont changé. Il y a un signe qui ne trompe pas. Ma femme est musicienne et ne s’intéresse absolument pas aux affaires. Le seul homme d’affaires qu’elle regarde à la télé, c’est lui parce qu’elle le trouve véritablement charismatique. (p. 45-46) Messarovitch
: Vous incarnez mieux que personne la réussite et l’esprit
de conquête. Vous avez aussi la réputation d’être un homme parfois
très pressé, voire impatient. Est-ce exact ? Bernard Arnault : C’est exactement ce que me dit ma femme quand je joue du piano, elle trouve toujours mes tempi trop rapides. (p. 17) Souvent, les questions du valet sont plus pétillantes encore que les réponses du maître. Exemples : — Vous arrive-t-il de vous échapper avec votre épouse pour partir quelques jours loin de LVMH ? (p. 114) —
On vous connaît une passion pour la musique, mais votre goût
pour la peinture est moins connu. Quel est le type de peinture qui
a vos préférences ? (p. 116) — Il vous est arrivé de monter sur scène avec votre épouse pour des récitals. Avez-vous ressenti plus de trac que lors du lancement d’une OPA ? (p. 119) — Combien de temps consacrez-vous au piano ? Arrivez-vous à jouer tous les jours ? (p. 119) — Un autre aspect méconnu de votre personnalité, c’est l’entrepreneur-mécène. Pourquoi le mécénat ? — Vous êtes proche de Pascal, mais vous êtes aussi très cartésien. Quelle part accordez-vous à l’irrationnel dans vos centres d’intérêt ? La parapsychologie en fait-elle par exemple partie ? (p. 130) — Aviez-vous, enfant, des héros qui vous faisaient rêver ? Tintin, Superman ? (p. 135) Les lecteurs de PLPL trépignent naturellement de connaître quelques-unes des réponses de Monsieur 64 salaires annuels de smicard par heure, qu’il dorme ou qu’il digère. Un échange suffira. —
Quand vous n’êtes ni chef d’entreprise ni mécène, avez-vous encore
le temps de faire du sport ? — Je me suis beaucoup amusé cet été, au tennis, quand j’ai été invité à un match dans lequel, en double, j’étais face à John McEnroe, associé à Jean-Luc Lagardère, et où j’avais moi-même comme partenaire Guillermo Vilas (p. 127). Jean-Claude
Casanova : La démonstration de servilité de Messarovitch, qu’aurait jugé indécente n’importe quel journaliste stalinien de la Pravda dans les années 1930, n’a soulevé aucune objection des champions français de la déontologie et de l’éthique intellectuelle. Un combat plus urgent les mobilisait. Le dimanche 24 décembre 2000, sur France Culture, Philippe Meyer, Max Gallo, Stéphane Courtois, Jean-Claude Casanova et Éric Dupin instruisaient, courageusement, pour la millième fois, le procès des intellectuels communistes qui avaient célébré Staline. Évoquant un texte d’Éluard, poète de la Résistance, Philippe Meyer, qui écrit pourtant chaque semaine sans broncher dans Le Point avec Claude Imbert et BHL, parla de « phrases pitoyables ». Et Jean-Claude Casanova, ancien conseiller de Raymond Barre et collaborateur régulier au Figaro, s’indigna : « Je suis attristé qu’il y ait des collèges Aragon et des collèges Éluard. J’attends qu’on les débaptise. 9 » Le jour où il y aura des collèges Claude Imbert, Casanova y sera surveillant-général. Christine Ockrent, on l’a vu, déplorait la « frilosité des grands patrons à s’exprimer sur des sujets d’intérêt général [qui] constitue une vraie carence de la démocratie. » Arnault offre donc sa définition de ladite démocratie : « Faire du partage une philosophie poussée à l’extrême ne me paraît pas adapté à ce qui se passe aujourd’hui. On doit récompenser les efforts et les réussites, car ils profitent à tous [sic] et, sans eux, il n’y a pas de richesses à partager. Il faut concevoir que si nous vivons aujourd’hui dans un monde de liberté [sic], cela est dû d’abord à l’économie libérale qui a servi de soutien à nos démocraties. […] Il faut donc baisser fortement les impôts pour être plus compétitifs. » Le Monde n’a pas tardé à emboîter le pas à Alain Minc et à Bernard Arnault. Dans son édition du 28 novembre 2000, ce bulletin des marchés consacrait donc une pleine page au sujet suivant : « Les patrons français critiquent l’incapacité de l’État à se réformer : coût des 35 heures, laxisme de la gestion budgétaire, absence de réforme fiscale. » Le jour où le quotidien mondain préféré de BHL, de Sollers, de Minc et de Balladur publiera une pleine page titrée « Les salariés français critiquent la veulerie de la presse écrite vespérale : lèche aux patrons, “unes” racoleuses, faux-scoops, promotion mafieuse des livres écrits par les journalistes-maison », PLPL passera semestriel…
On s’en voudrait d’oublier Jean-Marie Messier qui, avant de se faire sacrer roi de Vivendi-Universal dans la Cour carrée du Louvre – réquisitionnée par lui à cet effet et interdite au public pendant plus de deux mois –, occupa toutes les antennes, y compris celles qui ne lui appartenaient pas encore (France Inter, Charlie Hebdo, Europe 1, etc.) C’est cependant sur France 2, le 16 décembre 2000, que Messier allait trouver son admirateur le plus branché en la personne du royaliste Thierry Ardisson [lire encadré page suivante]. Dans son édition du 30 septembre 2000, Le Monde s’était offusqué fort légitimement du « plan médias exceptionnel » de Claude Allègre et de Laurent Mouchard-Joffrin, co-auteurs d’un ouvrage sur l’éducation célébré en « une » comme « le livre de la rentrée » par Le Nouvel Observateur, dont Mouchard dirige la rédaction… Mais tout cela n’était encore que broutilles à côté d’un autre « plan médias » dont curieusement Le Monde ne parla pas… Il s’agit en effet de celui du directeur du Monde, Raminagrobis (alias Jean-Marie Colombani) lui-même. Le 10 décembre, on l’a vu, Edwy Plenel, passé de la LCR à la LCI, y animait son émission de télé-achat au service de Jean Daniel. Au passage, Edwy s’était fait un devoir de citer avec empressement le titre du livre de son patron Colombani. Mais, depuis peu, le patron du Nouvel Observateur, Jean Daniel, est également devenu directeur général du Monde des débats, que Le Nouvel Observateur et Le Monde viennent de racheter pour essayer de le sauver du naufrage financier (lire, dans ce numéro, « Jean Daniel lance un nouveau journal comique », p. 11). Edwy Ier, Roi du télé-achat, faisait donc coup double sur LCI : coup de pub pour le bouquin de son maître Raminagrobis, coup de promo pour son nouveau compère en affaires. Pensant aux journalistes comme Plenel, Jean Daniel avait écrit dans Le Nouvel Observateur du 14 octobre 1999 : « Le dernier reproche à la mode concerne la connivence. Il y aurait, dans la société des journalistes, une inclination à vivre en état de symbiose et de parasitisme avec les hommes de pouvoir. Une intimité aussi suspecte les conduirait à faire silence sur les crimes et délits de leurs complices en convivialité mondaine. Après tout, c’est très possible. Cela a eu lieu dans le passé. Cela arrive aujourd’hui. » On ne cache décidément rien à Jean Daniel. Mais le « plan médias » de Raminagrobis alla très au-delà de la « convivialité mondaine » habituelle entre les lèvres moustachues d’Edwy Plenel et le crâne chenu de Jean Daniel. Le Point (hebdo de François Pinault dont Minc, président du conseil de surveillance du Monde, est le principal conseiller) consacra un dossier de quatre pages au livre de Colombani. Dans ce dossier figurait une « critique » d’Alain Duhamel. Comme le savent déjà les lecteurs de PLPL, Duhamel et Colombani appartiennent à une petite coterie de trois membres, le club de Torcello, qui ont souvent passé leurs vacances ensemble à Venise pour y manigancer – dans le luxe mais sans succès… – des « coups » journalistiques (sondages manipulés en faveur de Balladur, concert d’éditoriaux orchestrés en faveur du plan corse de Jospin, tentative de lancer les produits de marketing Cohn-Bendit et Bayrou). Duhamel aima le bouquin de Colombani : « Un plaidoyer incandescent […] un plaidoyer vibrant, personnel, souvent convaincant, jamais terne, comme il en faudrait beaucoup pour réveiller le débat politique. 10 » Quelques semaines plus tard, la malheureuse Julia Kristeva renchérissait, mais sur les ondes de France Culture décidément martyrisées par la connivence mondaine : « Bonjour, Pierre Assouline, je voudrais vous parler aujourd’hui d’un livre que j’ai reçu comme un courant d’air frais dans le paysage politique français, et qui manie une écriture agréable à des idées audacieuses… Je pense que dans le contexte actuel du troisième millénaire que Jean-Marie Colombani décrit si bien la voix de la France est celle de la complexité des Lumières, bien plus que celle de tel ou tel courant révolutionnaire » (06.12.2000). Trois jours plus tôt, Christine Ockrent n’avait pas oublié non plus d’inviter Colombani à vendre son livre et à en « débattre » avec Raymond Barre… Toutefois, pour colporter une camelote de pensée laborieusement plagiée dans les rebuts de copies de Sciences Po (section UDF), rien de tel que son propre quotidien. Dès l’édition du 16 novembre 2000, un article citait avec empressement le titre du bouquin du patron (PLPL n’en fera rien). Huit jours plus tard, rebelotte. Le Monde offrait sa « une » à Chevènement pour faire la promo du livre de Raminagrobis tout en affectant de le démolir (Le Monde, 24.11.2000). Et ce n’était pas tout. Dans le supplément « Livres » du quotidien vespéral, c’est M.Flagorneur-en-chef, c’est-à-dire Jorge Semprun, qui rédigea la « critique » de l’essai de Colombani. Selon les informations de PLPL, une journaliste du Monde des Livres prit peur en lisant cet article. L’imprudence commise était en effet de taille : dans le quotidien de Colombani, Semprun faisait l’éloge d’un « livre » de Colombani dans lequel Colombani… faisait l’éloge de Semprun. « Heureusement, expliquait cette journaliste, que personne ne lit jamais les ouvrages de Ramina ! » PLPL peut en effet le révéler, Colombani avait écrit page 22 : « Aujourd’hui encore, nous tirons une juste gloire des Kundera, Semprun, Maalouf, Senghor, Biancotti, Ben Jelloun, venus irriguer notre culture. » Et l’irrigueur de culture fertilisa donc les pages du Monde de ses coups de langue frénétiques : « Ce que j´ai lu de plus pertinent, de plus percutant, sur le sujet… Les idées les plus novatrices, les plus justes et ajustées à la réalité… Jean-Marie Colombani nous donne des pistes, ouvre des perspectives… livre tonique et courageux… appréciable, par sa passion démocratique, si fidèle aux racines corses et aux exigences de l´universalisme citoyen. » Toutefois, Grasset (l’éditeur de Raminagrobis, de Minc, de BHL, etc.) était médiocrement satisfait. La démesure des compliments adressés par Semprun à tous ceux qui disposent de quelque pouvoir de saluer un jour les romans de Semprun est à ce point notoire qu’on lui a donné le nom de « Loi de Semprun » (LDS) : « Tout livre chroniqué favorablement par Jorge Semprun est frappé d’une nullité rédhibitoire. » Les grumeaux de mots fayots mal fagotés pour Colombani garantissaient donc que l’ouvrage de Raminagrobis serait médiocre ou plagié. PLPL a enquêté sur cette Loi de Semprun.
7. Bernard Arnault, op. cit., p. 54. 8. Capital, décembre 2000. 9. Casanova, Meyer et Dupin (journaliste à Libération) n’ont jamais digéré cette réflexion d’Aragon : « Il paraîtrait que les journalistes sont des termites qui nichent dans l’oreille de la renommée, ou bien, selon d’autres auteurs, il seraient des annelés du genre vers du nez, ne se nourrissant que de moutarde et de défécations, mais d’une susceptibilité telle qu’ils ne peuvent s’entendre traiter de salauds sans trépigner et grincer des dents. » (Traité du style, 1928) 10.
Le Point, 10.11.2000. Les lecteurs de PLPL sont prévenus
: comme à chaque mois de janvier des années impaires, et depuis
1983, Alain Duhamel sort un bouquin. Il est encore plus nul que
le précédent mais, comme il célèbre Balladur, Cohn-Bendit et Jospin,
Le Monde lui a déjà consacré la place qu’il ne méritait pas. |
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